GLORIA DARLY -- mourir d'amour enneigée

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L’air se faisait de plus en plus rare, la température de plus en plus basse. Ils leur avaient fallu 2 jours pour atteindre le pied du sommet, ils avaient eu le temps de s’acclimater à l’altitude. Mais on ne s’attend jamais vraiment aux bourrasques de vent glacé, à l’angoisse permanente d’entendre le grondement de la montagne qui annonce l’avalanche ou de voir se décrocher des morceaux de glaces. Si l’effort physique est absolument hallucinant, on sait s’y préparer. Mais personne ne parle de cette peur qui ne vous quitte jamais, ce sentiment de n’attendre que le pire qui vous serre la poitrine.
Elle était devant, bien trop légère pour être à l’arrière. Elle avançait, en première ligne. Son casque vissé sur la tête n’arrêterait pas une pierre de plusieurs tonnes, mais il la rassurait. Il la réchauffait aussi. Elle tourna la tête en arrière. Il lui sourit. Elle avait peur, elle était rongée par l’angoisse, mais instantanément, elle fut rassurée. Il était là, ils étaient deux. Ce n’était plus Gloria VS les éléments déchaînés, mais eux deux VS la montagne. Ils la connaissaient, ils savaient la dompter. Ils étaient dans leur élément.
Ils avançaient. Difficilement, mais ils avançaient. Elle savait qu'ils seraient bientôt à 6000 mètres, là où la dernière expédition s'était arrêtée. Mais 6000, ce n'était pas suffisant. Il fallait atteindre le sommet. Elle ne laisserait pas passer sa chance. Elle était une femme, et elle serait la première en haut.

« Gloria, on doit redescendre ».
Les conditions n’y étaient plus. A quelques centaines de mètres du sommet, ils devaient abandonner. Mais elle ne pouvait pas. « Non, on continue. Juste un peu. C’est plus calme là haut. » En une seule phrase elle avait déjà épuisé toutes ses excuses. Elle était en haut, elle le força à la suivre. Juste un peu, juste un mètre. Battre le record, atteindre le haut. Est-ce qu’une expédition était réussie si on atteignait le haut, mais que les alpinistes décédaient ? Le manque d’oxygène, la fatigue, le froid lui faisait perdre la tête. Elle n’était plus cohérente. Elle comprit alors, qu’ils n’y arriveraient pas. Qu’ils ne vaincraient pas la montagne – pas cette fois du moins.
Elle avait envie de pleurer, le larynx qui brûlait, mais le froid l’en empêchait. Elle se retourna alors pour lui hurler « On descend, d’accord ! ».
Il fallait agir précautionneusement. A 6000 mètres d'altitudes, les montagnes pakistanaises ne vous offre aucun répit. le moindre faux pas et vous vous brisez une jambe en vous explosant contre la paroi - dans le meilleur des cas. Dans une chorégraphie qu'ils connaissaient tous deux par coeur, qu'ils avaient déjà réalisée des centaines de fois
Et c’est là que l’accident se produisit.

 La corde avait commencé à geler, aucun frottement n’opérait depuis plusieurs minutes. C’est tout ce qu’il avait fallu. Quelques minutes d’inaction, d’indécision. Et la corde avait glissé, sur une cinquantaine de mètres. Son corps heurta violemment la paroi, son souffle fut coupé. Sa tête avait tapé. Elle leva le bras pour vérifier sa tête, et sentit son casque brisé en deux. Sa main pleine de sang. Elle devait redescendre, maintenant. Elle baissa la tête, « ça va en bas ? ». Aucune réponse. Elle ne le voyait plus.
Son pan de la corde était passé par-dessus une corniche. Elle était toujours fermement maintenue, mais lui elle l’ignorait. La panique lui glaça les tempes. Elle hurla son nom. Une fois, deux fois. Il ne répondait pas. Le vent soufflait de plus en plus fort. Elle devait agir vite. Elle tenta de remonter la corde, mais elle était coincée contre la corniche. Quand elle comprit ce qui se passait, elle se mit à hurler. De terreur, de tristesse, de désarroi, de haine, de détestation envers elle-même.
Les faits étaient implacables. Avec leur vitesse de chute, il avait dû heurter la paroi avec une violence inouïe. Etant donné l’état de son casque à elle, elle n’osait imaginer le sien. Il ne répondait pas à ses cris. Elle le savait, mais l’avouer était horrible : il était mort, et c’était de sa faute.
Il fallait maintenant qu’elle se sauve elle. L’instinct de survie reprit le contrôle. Elle attrapa, sur le haut de son sac, son canif, et d’un coup sec, elle coupa la corde. Le poids du corps la débloqua, et elle vit les derniers centimètres qui auraient pu le relier à la vie s’envoler dans l’inconnu.


Sa descente avait été laborieuse. Elle avait été accueillie au refuge en héro. Mais elle se sentait vide. Maintenant que l’adrénaline était redescendue, elle se détestait. Tous ses gestes, elle les regrettait. Sans son caractère de merde, il serait encore en vie. Sans ses idées à la con, il serait encore en vie. Elle aurait dû y rester aussi. Ils auraient dû y rester à deux. Lui seul, c’était l’injustice la plus cruelle. Elle indiqua à un des guides qu’elle voulait rentrer. « Vous devriez vous reposer, attendre un peu. » Elle découvrit sa tête, lui monta le sang coagulé et gelé au niveau de son front. Il n’y avait en fait aucune urgence médicale, elle le savait. Et pourtant elle devait partir au plus vite. Elle leur avait indiqué sa disparition, mais que rien ne pourrait être fait dans cette région reculée du Pakistan pour aller récupérer son corps. Elle ne tenait plus. La rage lui brûlait les yeux, le désespoir lui ravageait le cœur. Elle devait rentrer.
Il lui fallut trois jours de voyage retour. Lorsqu’elle posa le pied à l’aéroport de Vancouver, son sang se glaça dans ses veines. Elle venait de rallumer son téléphone, elle avait un message vocal – de lui.
« Glo, c’est moi. Je… je sais pas comment j’ai fait, mais je m’en suis sorti. Je suis vivant. Ils m’ont dit que tu étais partie tellement vite, que tu te sentais tellement coupable, mais Gloria, j’aurais fait la même chose. Je suis à l’hosto là, j’ai perdu un orteil à cause du froid, mais à part ça, je vais bien. D’ici quelques jours, je pourrais prendre l’avion, et je rentrerais. Je t’en veux pas Glo, je te jure que je t’en veux pas. Je t’aime. »

 Quelques jours, c’était tout ce qu’il lui avait fallu pour faire ses bagages, rendre son appartement et sauter dans le premier avion pour Montréal, où habitaient ses parents. Elle ne voulait pas le recroiser. Elle savait que chaque fois qu’elle le regarderait, elle verrait ses propres faiblesses. Elle se verrait coupant la corde, l’abandonnant à son sort. Elle se verrait partir du refuge le plus vite possible, sans même penser à son corps. Elle le verrait vivant, mais elle saurait qu’elle était sa meurtrière.
Si elle allait vivre le reste de sa vie dans la culpabilité, elle ne pouvait pas le lui faire subir. Alors, la solution la plus simple était la fuite. Elle était partie, et ne s’était pas retournée. Elle lui avait laissé une longue lettre, dans laquelle elle tentait de s’expliquer, sans grand sens. Elle lui avait demandé de ne jamais plus la recontacter. Elle s’excusait mille fois mais elle préférait vivre sa pénitence seule.
Depuis cet accident, depuis ce moment où elle a tué l’homme qu’elle aimait – le fait qu’il ait survécu n’avait rien changé à ça, - elle n’avait plus approché une montagne. Elle avait laissé son matériel d’expé à Vancouver. Elle ne voulait plus être la caution vitale de quelqu’un. Elle ne pouvait plus avoir le futur d’une personne entre ses mains. Elle préférait laisser le sien vagabonder sur les façades rocheuses du Québec, seule, sans corde pour la rattraper si une pierre tombait, si une guêpe l’approchait, si le destin la suivait. Une nouvelle façon de le tester, ce fameux destin, et de porter le deuil d’un homme vivant. Si elle tombait, alors sa pénitence prendrait fin.